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Mon entreprise, c’est comme une  ballade que j’ai faite. Que je fais et que je fais encore. Je me promène chaque minute de chaque jour et si je veux sans bouger. Je bouge ma langue. Au plus je remue mes fesses. C’est une promenade pour laquelle je n’ai pas besoin de mes jambes. Principalement elle se passe sous ma peau, mais je me concentre et la fait remonter le long de mon œsophage : elle butte contre ma glotte, dégouttele sur ma langue et alors je la profère. Je vous l’offre. Je vous racole parce que je ne me promène pas seule.
Cette balade, elle s’exécute à l’aide de mes bouches. En fait, j’ai fabriqué 5 bouches. Je les alterne une à une, avec elles, j’enchaine différentes postures : la paranoïa, la dépression, la célibataire et l’hyperactive et puis la demi-habile. Autant de bouches que je porte comme on revêt un habit, le salit et le change mais à une fréquence un peu plus étourdissante. Bon alors ce qu’il y a c’est que décrire mon entreprise et bien c’est toujours un peu malheureux. Je ne sais plus avec quelle bouche je parle quand je la raconte. Je n’ai plus de bouche neutre, je ne suis même plus sensée en avoir. Je suis allée si loin dans ma ballade qu’à présent j’ai toujours un doute : Est-ce que c’est encore moi qui parle ?
Ce que je ne vous ai pas dit, c’est qu’on a commencé à me trouver des masses. Au fur et à mesure où j’avançais dans mon entreprise,  et bien des masses dans mon corps se sont déclarées. C’est surprenant regardez, de très belles masses.

   

Si je commence par une bouche, et bien alors il y a la paranoïa. Et pour moi, c’est l’état le plus stimulant. Il m’arrive de parler avec cette bouche toute une journée. Avec elle, je mets en doute tout le temps.  Je mets en doute les intentions, les buts et les motivations de chaque conteur mais surtout de chaque histoire. Je mets des petites boules de savons qui glissent sous ce que tu dis, comme ça, ce que tu dis se casse la gueule et maintenant on va devoir en prendre soin parce que c’est cassé et il faut le réparer. Du coup, on va en faire une nouvelle chose, de ce que tu as dit, on va le transformer. Je dis on parce que je ferais pas ça toute seule non plus. Avec mes dents de parano en fait je te mords le cou pour t’entrainer dans le doute.
Qui parle dans ta bouche ? Pourquoi tu parles de cette manière là et à ce moment là ? Est ce que tu dis ça parce que j’ai un gros nez ? Il importe peu que ce soit un délire paranoïde ou pas, que ce soit vrai ou pas, j’ai quand même créée une nouvelle petite bulle d’idée avec ton énoncé et on est plus certains de rien mais en tous cas on a tout imaginé.
En fait c’est comme si on ne voulait plus jamais lire le journal daté d’aujourd’hui mais celui de dans une semaine. Comme c’est impossible, alors, on l’imagine, on tire des flèches dans des cibles lointaines. Des flèches qui vont vers le haut et vont vers le bas, qui reviennent en arrière et se plantent dans mon œil. Tu vois des fois ça peut être douloureux de tout imaginer. Mais si on prend cette bouche là c’est par ce qu’on essaye de mieux comprendre, ou du moins d’une manière plus irrégulière. Voilà ça peut aussi nous perde tu sais, on peut en venir à se demander si on a pas les doigts des mains trop longs pour faire tourner notre entreprise. Alors souvent, tout naturellement, après la paranoïa je me farde de ma bouche dépressive.
Se farder d’une bouche à une autre, c’est cela qui peut sembler le plus abrupt, presque carnassier. Pourtant c’est quasi indécelable. Physiquement je n’ai même pas besoin de fermer les yeux. Je me pare d’un autre sentiment, je le revêts et je le deviens. Je peux commencer une phrase depuis la paranoïa et terminer avec la dépressive. Elles vont très bien ensemble, alors ça arrive souvent. Ça rend les interlocuteurs fous ! Ils me regardent avec de ces yeux ! Des fois pas trop sûrs, on dirait qu’ils se laissent 6 secondes de réflexions tu sais. Des fois je pousse un peu et je change encore une fois ; un troisième registre. Pourtant il faut faire attention, si on se fait repérer trop vite, ça ne sert plus à rien, on ouvre trop de boîtes d’un coup.

PAUSE



Une autre bouche que j’ai inventé, c’est la bouche dépressive je l’ai bien bricolé. Elle peut parler toute seule presque.
Elle ne dit pas grand chose en fait car quand je suis la dépression, simplement je ne veux rien faire. J’ai envie de ne rien faire, mais alors rien de rien, j’ai aussi envie de dire à quelqu’un que j’ai envie de ne rien faire et qu’il questionne lui son envie de faire. Ça peut marcher en dehors de la parole. Je m’assois quelque part et je ne fais rien. Tout ce que je dois faire je ne le fais pas, et ça empêche les autres de continuer à faire ce qu’ils doivent faire. Et bien oui,  car j’ai un travail, je ne vis pas en me nourrissant de bulles d’air. C’est compliqué de toute façon de vivre de rien du tout, et puis aussi mon entreprise est au centre de tout ça. Il faut que je fasse participer un maximum de gens dans un maximum de sphères. C’est très social finalement tout ça, ou alors c’est très humain. Je mets mon âme au travail. Mais c’est de l’ordre de l’auto-entreprise. Quand cette âme, je dois la mettre à disposition pour le capital d’autrui, vous comprenez que ça me déprime. Mes cheveux poussent à l’envers.
   
PAUSE



Vous savez, j’ai imaginé mon entreprise comme un bâtiment. Chaque salle est construite de manière à véhiculer une idée, un état d’esprit. Et finalement c’est comme si cette salle nous appuyait sur la tête et que sans le savoir, juste en marchant dedans, elle modifiait le fil de nôtre pensé. Dans ce bâtiment, il faut rentrer par un long couloir. On en aperçoit la fin dès les premiers pas mais on ne peut pas en saisir la profondeur. Ce qui nous trouble, c’est ce mur qui nous fait face, que l’on croit d’abord animé d’une intense lumière, de celle qui réussissent à absorber tout regard et toutes pensées. Mais après quelques pas, cette lumière se révèle liquide. De l’eau coule du plafond, complètement verticale, c’est un pan de mur d’eau. Un flux infatigable et orgueilleux. Ici les flux n’ont d’autres ambitions que d’être en mouvement et de participer à la représentation de l’énergie dynamique. On arrive dans ma pièce hyperactive.
Plusieurs postes de travail s’intriquent : séparés par des murs bas, certains partagent un même espace mais connaissent des bulles plates et horizontales délimitant chaque zone allouée à un intervenant. Des tentures redéfinissent la hauteur du plafond. Malgré une certaine nonchalance amenée par le choix du matériau, la tension avec laquelle elles sont employées les font se cambrer aux dessus des têtes avec rigidité. Il est dit que les intervenants y écrivent avec beaucoup plus de concentration que dans la boule d’entrée.
La boule d’entrée, justement, a quatre pieds. Pour sa circonférence, elle pourrait aisément en avoir trois de plus. D’ailleurs on s’attendrai à ce qu’elle n’en ai pas du tout et que son corps repose directement sur le sol. Mais elle fait face, en position assise. Elle laisse entrevoir les deux pieds supplémentaires de la personne qui l’a parcoure. Cette pièce est posée sur une estrade, mais il y a un jeu de trompe l’œil avec le sol connexe à celui qui la soulève de sorte à ce qu’on ne ressente que les effets psychologiques de sa surélévation. À l’intérieur, on gravite d’une affaire à une autre, toujours en circonférence. Sans jamais se frotter à un mur, on sait mettre en relation tout ce qui pourrait en profiter.
Se glissent dans ce décor des pots comme taillés à bout de bras dans un bois rocheux. On y a fait pousser de gigantesques végétaux hésitant à se définir franchement, soit comme cactus soit comme anémone. Ils sont très contenus et ne débordent pas. Mais plus on les regarde, plus ils deviennent de fascinants personnages mêlant primitivité et futurisme.
La dernière chose que l’on voit, c’est ce mur de polyester, taillé à la va vite, sur lequel on a projeté du sable. À ses pieds, aussi du sable. C’est une moquette mais ce qu’elle préfère c’est donner l’impression qu’on résiste à s’enfoncer dans son sable mouvant.

PAUSE



Je vais vous faire entrer dans l’antichambre. Je vous couche sur la méridienne.
Je commence à mettre du rose sur ma bouche. Je mets une couche, puis deux et à la 3ème je déborde. Là, je suis prête, j’ai ma bouche célibataire. Il faut que je vous explique, mais j’ai mis trop de parfum, il me pèse, je le sens pendre à mon cou. Ce n’est pas une opération de séduction. C’est une série de fuites. Le plus important c’est que je glisse, que je ne m’accroche à rien, que je continue de glisser. Il faut multiplier les rencontres, les émois et les contaminations. Il est important de faire glisser ce corps de flux en flux, de poils en poils. C’est très usant, mais c’est le plus effectif. Je mange et j’ingère sans aucune digestion. Je suis déjà en train de manger quelque chose d’autre, de me promener dans un autre endroit et de toucher un autre corps. Sacré machine folle. On ne sait même plus ce qu’elle produit mais elle le fait à une cadence qui fait ouvrir les yeux un peu trop fort. Vous vous souvenez de la boule d’entrée dans mon bâtiment ? Et bien c’est pareil, la bouche célibataire met tout le monde en relation sans se lier à quiconque. Comme si elle avait le temps.

PAUSE



J’ai entendu certains dire de mon entreprise qu’elle était destructive. Il est très déstabilisant de voir ce même corps uni, entier, qui s’exprime avec la même voix, du même ton monocorde, qui vous scrute avec les mêmes yeux mais interagit avec vous selon une de ses cinq humeurs et ce cela de manière entendue, presque froide. Imaginez-vous passer des années à construire un plan d’évasion, très finement, une chose un peu parfaite. Puis finalement, le jour où il est révélé, les personnes à qui vous l’offrez trouvent que le danger à fuir, c’est vous.
C’est presque drôle. Mais je ne me laisse pas emporter, il faut un minimum de rigidité si l’on veut voir réussir son entreprise.
Peut-être que ce qui m’est le plus dur à comprendre, c’est qu’elle n’est que la mienne. Que je peux polluer mes interlocuteurs, les faire tousser mais pas les convertir à cette schizophrénie stratégique. Qu’il faut les laisser glisser. Je vais vous dire, je vais vous dire d’abord. En fait, le jour où j’ai inventé toutes ces autres bouches, c’est parce que je me suis aperçue de la mienne, ma bouche à moi, celle que j’avais tous les jours, à quelques détails près. Comme vous surement, moi aussi je parlais avec ma bouche demi-habile. C’est super, c’est une super bouche. C’est une bouche qui vous mange à l’intérieur. C’est bien clair que le jour où je m’en suis aperçue, c’est le jour où elle avait tout bouffé il restait rien. La demi-habile, et bien si on était invité à jacter pour une émission de radio, on dirait que c’est une bouche de notre temps, une bouche contemporaine. C’est pas super faux. C’est la bouche qui a très vite compris qu’il fallait qu’elle sache faire le maximum de son, le maximum d’échos et ça du maximum de manière possible mais si elle pouvait en faire un tout petit peu plus, ce serait mieux. C’est la bouche qui a bien compris que ça lui suffirait pas tout le temps qu’elle a pour pouvoir tout faire. Par ce qu’elle essaie de savoir tout faire finalement et bien elle fait plus rien de bien, mais elle le fait avec la plus grande des maladresse et des nervosités.  Une sorte d’amateur professionnel inquiet et inquiétant, ayant comme objectif viscéral de devenir une meilleur version de lui même.  Sans d’autres objectifs que ce mieux, qui de toutes façon ne fera que de se décaler vers un objectif plus haut si jamais nous l’atteignons. 




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